Combat de nègres et de chien

Un ouvrier noir a été tué sur le chantier. Son frère vient réclamer le corps, et personne ne peut ni ne veut le lui rendre. Voilà pour l’intrigue. Face à cette situation, dont les termes sont posés dès la deuxième réplique et à laquelle toute la pièce restera suspendue, la seule action sera la parole. Une guerre de position, un commerce répétitif et obsessionnel où seront entrepris, non sans humour, tous les efforts minables possibles, chantages, lâchetés, mensonges, distractions et petites amnésies, pour tenter de fuir un problème à la fois insoluble et incontournable. Combat de nègre et de chiens est une grande pièce sur la peur, la dissimulation, le mensonge, le commerce que nous entretenons avec la culpabilité et la mauvaise conscience. Koltès disait : cette pièce ne parle pas de l’Afrique, car je ne suis pas un auteur africain. En effet, le sujet n’est pas tant l’Afrique qu’un microcosme européen fermé confronté à l’inconnu, au mystère, au sacré, dans ce continent des peurs qu’est pour nous l’Afrique. Nous savons ce que la richesse de notre continent doit au pillage des ressources de ceux qui se noient aujourd’hui dans le tombeau qu’est devenu la Méditerranée. Et plus notre sentiment de culpabilité est profond, plus le racisme est fort pour nous couper de ceux qui pourraient nous reprocher de vivre comme des chiens. Comme le ferait Shakespeare, Koltès transforme cette culpabilité en personnage, Alboury, cet autre noir qui porte le nom d’un roi, ce frère venu avec entêtement, opiniâtreté, demander une seule chose : le corps de celui qu’on a écrasé, dissimulé, fait disparaître dans un tuyau de merde pour continuer à vivre sans le voir, sans que sa dépouille n’inquiète notre mauvaise conscience. Cette demande mythologique prend aujourd’hui pour nous un sens immédiat. La présence énigmatique d’Alboury, par la résistance qu’elle oppose à l’explication rationnelle, agit comme un révélateur, au sens photographique. Elle démultiplie les contradictions de chacun, ouvre une brèche dans les fantasmes des derniers habitants de cette miniature de l’Europe et leur renvoie dans toute sa violence leur ignorance, et leur mépris.

Combat de nègres et de chien